#1 [↑][↓]  09-02-2017 11:18:38

philouplaine
Copilote
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[Réel] Un texte de Saint-Exupéry pour Air France en 1935

Chers amis,
Voici un texte étonnant, mal connu, qu'Antoine de Saint-Exupéry écrivit pour le magazine d'Air-France (à l'époque on mettait un tiret!) du printemps 1935.
J'ai aussi gardé les illustrations qui accompagnaient le texte dans le magazine.
Bonne lecture!
Philippe


Un texte de Saint-Exupéry
Magazine Air France 1935


L’année même de l’Exposition Coloniale (NdT : en 1931), M. Bruneau, Directeur de la pêcherie de Port-Etienne, invita, pour se concilier les tribus voisines, trois chefs Maures à l’accompagner en congé en France. Nous connaissions ces chefs, mon camarade Lucas (NdT Jean Lucas, chef d'escale chez Air-France et grand ami de Saint-Ex) et moi, pour avoir quelquefois bu le thé sous leur tente.

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Ils ne soupçonnaient rien au monde. Ils étaient de la race de ceux qui, m’ayant une fois accompagné eu Sénégal, pleurèrent devant les premiers arbres qu’ils virent. Ils étaient de la race de ceux qui me disaient, les Réguelbat ayant monté une armée de trois cents fusils : « Vous avez de la chance, en France, d’être à plus de cent jours de marche ... »

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Quand, au retour, ils débarquèrent à Port-Etienne, Lucas et moi leur offrîmes le thé pour les entendre raconter leur voyage.
-    ... Et que penses-tu du paquebot ?
-    C’est grand.
-    ... Du Havre ?
-    C’est grand.
-    ... Et de la Normandie ?
-    C’est grand.
Ils renchérissaient même pour nous flatter.
-    La Normandie, c’est très grand.

Et nous n’obtenions rien de plus de nos Maures que ces exclamations polies. Ils dissimulaient mal une indifférence profonde à l’égard de la Tour Eiffel, des paquebots et des locomotives. Nous savions dresser des œuvres de fer, c’était entendu une fois pour toutes. Nous eussions aussi bien lancé des ponts d’un  continent à l’autre. Pourquoi également eussent-ils admiré un progrès technique ? La TSF leur avait paru, tout compte fait, moins paradoxale que le téléphone, puisqu’ils n’avaient jamais compris l’utilité d’un fil. Et, en effet, ce n’est ni le pont, ni la TSF, ni le paquebot qui sont remarquables.

Mais notre connaissance des lois de la nature, mais la vertu de nos calculs. Qu’eussent-ils admiré, ces primitifs, là où ils ne distinguaient ni lois, ni calculs ? En quoi un fruit de l’industrie est-il plus admirable qu’un arbre ? Et nous comprimes vite, Lucas et moi, qu’ils n’avaient été bouleversés que par des spectacles naturels, les seuls qui leur permettaient des comparaisons, les seuls que leur langage pouvait traduire. En Normandie, ils avaient vu des vaches pour la première fois ! Ils avaient vu des outres, pleines de lait, et qui circulent dans les champs.

Abandonnant la Tour Eiffel à l’admiration des techniciens, ils nous décrivaient maintenant, à leur façon, les vraies merveilles de Paris. On y demande son chemin, les passants répondent. On s’installe à la terrasse d’un café, on commande son thé, il vous est servi. La nuit, on marche encore, et l’on peut regarder tout le monde :
-    Eh bien, jamais tu  n’as besoin de ton fusil !
Mais il y avait mieux encore à Paris, que cette extraordinaire bienveillance des hommes. Il y avait le cirque.
-    En France, les femmes sautent debout d’un cheval au galop sur l’autre !
Et ils rêvaient aux fantasias françaises auprès desquelles pâlissaient les leurs :
-    Tu prends un Maure par tribu, tu lui fais voir le cirque, et jamais plus les Réguelbat ne feront la guerre aux Français.

Et devant trente Maures massés devant la tente, et qui font leurs délices de ce conte des Mille et Une Nuits, les trois vieux chefs exaltent maintenant la merveille des merveilles : ils célèbrent les Folies-Bergère. Je les entends encore chercher leurs mots :
-    Les... les... les petits pantalons !
Ils décrivent sur le sable le triangle des cache-sexe :
-    « Les petits pantalons en or . »

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Voici des hommes qui n’avaient jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une fleur, qui savaient, par le Coran seul, l’existence de jardins où coulent des ruisseaux, puisqu’il nomme ainsi le Paradis. Ce Paradis et ses belles captives, on le gagne par la mort amère sur le sable d’un coup de fusil d’infidèles après trente années de poursuites. Mais Dieu les trompe, puisqu’il n’exige des Français auxquels sont accordés tous ces trésors, ni la rançon de la soif, ni celle de la mort.

Et c’est pourquoi ils rêvent, maintenant, les vieux chefs. Et c’est pourquoi, considérant le Sahara qui s’étend désert, autour de la tente, et jusqu’à la mort leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux confidences :
-    Tu sais ... Le Dieu des Français ... Tout de même ... Il est plus gentil pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures !
Des souvenirs trop émouvants, maintenant, les font taire. Bruneau, quelques semaines auparavant, leur faisait visiter la Savoie. Ils en rêvent encore. Bruneau les a conduits en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressée, et qui grondait :
-    « Goûtez », leur a-t-il dit.

Et c’était de l’eau douce ! L’eau ! Combien faut-il de jours de marche, ici, pour atteindre le puits le plus proche, et une fois-là, combien d’heures pour creuser le sable jusqu’à une boue mêlée d’urine de chameaux ! L’eau ! A Cap Juby, à Cisneros, à Port-Etienne, les petits des maures ne quêtent pas l’argent, mais une boîte de conserves en mains, ils quêtent l’eau. Cette eau si pure qui nous vient de France, chaque mois, par bidons de quatre cents litres.
-    Donne un peu d’eau, donne ...
-    Si tu es sage...

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L’eau qui vaut son poids d’or, dont la moindre goutte tire du sable l’étincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomètres plus loin ... Et cette eau, si avare, dont il n’était pas tombé une goutte à Port-Etienne depuis dix ans, grondait là-bas avec la puissance d’un désastre, comme si, d’une citerne crevée, se répandaient les provisions du  monde.

-    Repartons, leur disait Bruneau.
Mais ils ne bougeaient pas.
-    Laisse nous encore...
Vingt minutes plus tard, ils regardaient toujours.
-    Vous avez bien vu, cela suffit, venez...
-    Non ! Chut !

Ils se taisaient, ils assistaient, graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui grondait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, au même titre que du sang. Le débit d’une seconde de cette cascade eut ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées à jamais dans le monde des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait : on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient là.

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-    Que verrez-vous de plus ? Venez...
-    Il faut attendre.
-    Attendre quoi ?
-    La fin. Attendre que Dieu se fatigue de sa folie, il se repent vite, il est avare.
-    Mais ça coule depuis mille ans !...

Aussi, ce soir, sous leur tente, ils n’insistent pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. ET l’on résume :
-    Le Dieu des Français, tout de même...
Le Sahara leur semble plus vide, le jeu de la guerre plus illusoire. Ils découvrent pour la première fois que le Sahara est un désert...

Antoine de Saint-Exupéry
Lauréat du Prix Femina 1931


ouaf ouaf ! bon toutou !!

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#2 [↑][↓]  09-02-2017 12:06:40

Corsaire31
Commandant de bord
Lieu: Toulouse / +60 ans
Date d'inscription: 13-09-2014
Renommée :   27 

Re: [Réel] Un texte de Saint-Exupéry pour Air France en 1935

Très intéressant, merci pour ce partage !


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#3 [↑][↓]  09-02-2017 13:03:40

amentiba
Pilote Virtuel
Membre donateur
Lieu: Hauts de Seine
Date d'inscription: 02-03-2009
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Re: [Réel] Un texte de Saint-Exupéry pour Air France en 1935

Excellent, merci pour ce partage !


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