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Jeudi 14 Août. Déjà plus de 60 heures au carnet de vol sur le B737-800, dit 738.
Au programme du jour, une petite démonstration à mon petit gendre, pas trop longue pour ne pas gaver le néophyte, tout en préservant le maximum de paramètres de réalisme. Je choisis un trip que j’ai effectué à plusieurs reprises au départ de Nice-Côte d’Azur. La destination: Strasbourg Entzheim. Durée du vol: 55 minutes. A peine quinze minutes de croisière, pendant laquelle on révisera l’approche.
Ce que je ne savais pas, c’est que l’accumulation d’erreurs infimes allait conduire à une presque catastrophe aérienne, dusse-t-elle être virtuelle, elle n’en aurait pas moins été désagréable à vivre. Enfin… Juste un truc que si tu survis à te retrouver pilote de brousse au fond de l’Angola sur un DC3 non révisé pendant la mousson…
12h: je récupère le METAR. C’est le bulletin météo qui te donne les données sur les deux terrains qui t’intéressent et sur le ou les aérodromes de déroutement, au cas où. En l’occurrence Lyon et Metz-Nancy Lorraine. Au menu, un temps classique sur Nice, un petit vent de terre, quelques barbules à 4000 pieds pendant la montée, et après un petit jet d’altitude qui nous poussera vers Strasbourg pendant la croisière. On verra plus tard à quel point cela s’avèrera fortuitement utile…
12h30: J’explique sans trop m’étendre au néophyte de quoi se compose un dossier de vol, la répartition des masses dans les différents compartiments, le centrage, pourquoi nous emmenons tel ou tel document, je fais la revue des cartes d’aéroport que nous emmènerons, Et là , j’ai la subtilité de lui préciser que question carburant, nous emmènerons la quantité « comme d’habitude », et je referme le dossier avec la satisfaction que nous allons avoir un bon vol… Erreur…
15h00: Nous entrons dans le poste, vérifications d’usage pré-vol après mise sous tension, préparation de la navigation, un coup d’œil sur les jauges, sur la symétrie des quantités de kéroz’ dans les deux ailes, nous n’utiliserons pas le réservoir central vu la faible distance. Tout est ok. La « Fréquence » collationne notre plan de vol, nous volerons au niveau 390, proche de 13 kilomètres d’altitude. Les choses sérieuses peuvent commencer, le plan de vol est validé, je suis basculé sur la fréquence Sol. A l’arrière, nos passagers sont installés, bouclés, les portes sont fermées, je démarre l’APU, non sans une petite arrière-pensée: cette turbine qui nous fournit du courant et de l’air comprimé de façon autonome, sans dépendre des infrastructures aéroportuaires, qui nous rend donc autonomes: je ne veux pas généralement la mettre en service trop tôt. Elle consomme 400 litres de pétrole à l’heure, et la période est à l’économie. C’est d’autant plus vrai quand on cumule les heures annuelles d’utilisation de l’APU sur une année.
15h10: nous sommes autorisés à mettre en route, et à rouler. Tant mieux, toujours dans la même optique: ne pas consommer de pétrole inutile, une fois les moteurs tournants, je coupe l‘APU devenu inutile puisque les moteurs nous amènent puissance électrique et pneumatique… D’autant qu’à Nice, le roulage vers la 22 Gauche, affectée aux décollages ce 14 Août en fonction des vents , est long. Nous roulons prudemment derrière un 737 de RyanAir, et un ATR 72. Uniform… Yankee, nous arrivons au bout de Yankee alors que l’ATR fait sa rotation. Nous recevons aussitôt le dernier vent de la Tour, sommes autorisés à pénétrer sur la piste et à décoller. Je collationne l’autorisation, allume les feux, et annonce à mon invité que nous allons exécuter un « Rolling Take Off », c’est-à -dire que nous ne nous arrêterons pas pour faire un point fixe avant de mettre les gaz pour nous élancer: nous allons profiter de notre élan du roulage pour afficher les paramètres moteurs de décollage: toujours gagner un peu de pétrole…
15:22: Top chrono! Index gauche sur le chronomètre de vol, simultanément main droite sur les manettes de gaz, je vérifie d’un coup d’œil que la répartition de notre carburant est bien symétrique dans les deux ailes, mais je ne sais pourquoi, une sombre impression ne me quitte pas. Je sens bien que quelque chose cloche, mais rien ne me l’annonce… Notre B738 s’élance…80 Nœuds, V1, Rotation, nous affichons l’assiette de décollage, vario positif, le train sur rentré: tout est parfaitement nominal, nous parcourons la SID choisie, l’ISMAR 5W qui nous mettra sur la route de Strasbourg, la vitesse est stable et nous grimpons. Mon invité regarde l’Estérel et Nice dans son pare-brise droit, je bascule les Communications sur Nice Approche, nous allons bientôt couper les phares d’atterrissages, tout va bien, mais je regarde toujours du coin de l’œil les capacités de nos ailes… Pourquoi ai-je l’impression que nous n’aurons pas assez de pétrole?…
15h35: nous sommes toujours en montée, proches du niveau 300. On approche de la ciraille au niveau 380. Une ampoule s’allume au tableau de bord: Message du calculateur de vol, le CDU. Je consulte le CDU, et le message cauchemardesque apparait dans le bas de l’écran: « Insufficient Fuel », qui signifie, vous l’avez deviné, que nous avons un problème de pétrole: nous n’en avons pas assez pour rejoindre Strasbourg. Et soudain dans mon esprit tout s’éclaire. Nous sommes partis avec 4 tonnes de fuel. Mais pour ce trip, j’embarque 6 tonnes, 4 tonnes pour le vol, et deux tonnes de réserve. A quoi correspondent alors ces 4 tonnes embarquées? Et je comprends, c’est l’angoisse: entre mes rotations Nice-Luxembourg (équivalentes en distance donc en pétrole au Nice-Strasbourg), j’ai intercalé un Metz-Nancy Lorraine vers Strasbourg, vol inusité, pour lequel j’avais embarqué 4 tonnes, deux pour le vol, et deux de réserve… C’est la même quantité qui a été chargée à Nice.
Pour faire simple, il nous faut plus ou moins quatre tonnes pour faire le vol, je dis plus ou moins car cela dépend des courants aériens, des circonstances du vol, et deux tonnes de réserve si notre approche n’est pas stable pour interrompre l’atterrissage, une ou plusieurs fois voire effectuer un déroutement, sur Metz-Nancy Lorraine. Eh bien là c’est simple, ce n’est pas plus ou moins les 4 tonnes du trip que nous avons embarqué, c’est juste 4 tonnes, et concernant les réserves, il n’y en a tout simplement pas. Il faut rapidement prendre une décision, alors que nous approchons de notre altitude de croisière: le niveau 390: Faire demi-tour, revenir sur Nice, demander le déroutement sur Lyon St Exupéry, ou tenter la destination à Strasbourg.
Je réfléchis à toute vitesse, il faudra décider très vite. La météo m’annonçait un courant favorable qui allait nous pousser vers Strasbourg à une vitesse soutenue sans trop de puissance: nous avons le Jet! Et nous avançons bien, à deux tonnes cinq de pétrole à l’heure. Que dit le calculateur: nous sommes à dix minutes du début de la descente, nous apercevons d’ailleurs le Lac de Genève dans le pare-brise … Et quand nous descendrons, les moteurs seront plutôt réduits, la conso sera moindre, on pourra peut-être même gratter quelques litres pour l’approche. Contre 4 tonnes à l’heure pendant la montée, en croisière maintenant, nous ne consommons plus que deux tonnes et demi, et dans dix minutes, nous consommerons à peine une tonne quatre; que dit le CDU à sa page « Progress », qui nous donne une estimation de notre carburant restant à LFST, à Strasbourg: 100 kilos. Bigre… Juste de quoi remplir trois briquets, mais l’heure n’est pas à la plaisanterie.
Je vais me faire tuer par mon instructeur, mais je décide de tenter Strasbourg quand même: parce que pas de demi-tour, pas de descente d’urgence (option Lyon), l’option Strasbourg offre un avantage: c’est tout droit en face, juste en descente, avec le seuil de piste quasiment dans l’axe, puisque la 05 est prévue aujourd‘hui. Même pas de procédure de prise de terrain si tout va bien: juste à changer de niveau au gré du contrôle, en espérant que cela correspondra au profil idéal de descente… Et pour moins consommer, l’idéal est de changer le moins possible la configuration du plan de descente, de descendre progressivement en lisse, sans volets, à une vitesse aussi élevée que possible soutenue par un angle de descente en adéquation avec le profil d’aile du 738: peu de conso, rapprochement aussi rapide que possible du but, donc moindre durée en vol, donc possibilité de rester en régime ralenti le plus longtemps possible, avant la procédure finale où là , nécessairement, il faudra ralentir, sortir les ferrailles et les roues, donc augmenter les consos moteurs: il faudra donc qu’il en reste un peu, mais c’est réalisable…
« Descend Flight Level 270 »: Ouff, c’est venu vite, nous venons de passer le Lac, le Contrôle de Genève vient de nous basculer sur Reims, et j’affiche aussitôt l’altitude cible, manettes en arrière, le nez descend doucement, pas de doute, nous descendons à un taux stabilisé de 2500 pieds par minutes, vers les 27 000 pieds.
La conso: une tonne cinq à l’heure, moins que j’espérais! C’est vrai que nous prenons toujours un coup de pied aux fesses du jet d’altitude. Pourvu que ça dure comme ça. Nous survolons le Jura, et au loin devant: la Ligne Bleue des Vosges et je montre à Quentin à droite la Forêt Noire. Sur nos une heure, débute la Plaine d’Alsace… Vers 28 000 pieds, en descente vers le 270 attendu, Reims me demande de descendre au niveau 180. Chic! Notre profil de descente ne sera pas modifié d’un iota! Toujours nos 2500 pieds à la minute, toujours nos 340 Nœuds au badin, et on fabrique presque du pétrole!…
16h15: Continuant notre descente en lisse, avec les mêmes paramètres, nous dépassons en descente le niveau 100. Pris en compte par le Contrôle de Strasbourg Entzheim, je suis autorisé à une approche LUL, et un atterrissage sur la 05, au moment où nous passons le Mont St Odile sur notre droite. J’aperçois la piste dans le lointain. Nous n’avons pas fait le plus dur, ou du moins le plus risqué en terme de conséquences. Pétrole restant: 700 kilos, malgré toutes nos économies. Stabilisation à 2700 pieds en finale, la vitesse décroit, l’incidence augmente, on passe 200 Nœuds en descente, sortie des volets position 1. La vitesse décroit ainsi jusqu’à 160 Nœuds, sortie du train, volets 30, nous voilà bien en configuration d’atterrissage, mais les manettes de poussée sont vers l’avant, 85% de poussée pour compenser nos traînées, et la consommation instantanée frise à nouveau les 3 tonnes à l’heure… Sur l’EICAS, les jauges de carburant affichent maintenant des données affichées non plus en blanc mais de couleur ambre, signe que ça devient dangereux… Insufficient Fuel…
En cabine, la porte de communication avec le poste est ouverte, l’ambiance est détendue. La musique est diffusée aux passagers depuis le début de la descente, agréable, feutrée, sereine, ma fille accompagne sa petite fille qui a l’œil vissé au hublot de la 1A, elle pose des questions, auxquelles malheureusement je ne peux pas toujours répondre, car occupé par la descente, le contrôle aérien, et préoccupé par un sujet dont je ne peux pas lui parler, et, les yeux parcourant à grande vitesse mes instruments, je rajoute un contrôle, furtif, sur les jauges qui me traumatisent avec leur affichage ambre. 500 kilos de fuel, je suis en descente stabilisée à 500 pieds par minute, tout va bien, absolument bien, mais je n’ai aucune réserve pour une remise de gaz.
L’ambiance dans le poste est calme, mon invité comprend le problème, il respecte ma concentration, d’autant que depuis le franchissement des 2000 pieds, j’ai débrayé tous les automatismes, manettes de gaz, pilote automatique, et je maintiens l’avion sur « le localiser », l’axe de piste, et « le glide », la pente jusqu’au seuil, au manche de la main gauche, et à la manette de la main droite pour ajuster les gaz, dont les variations suivent les rafales de vent. Mon invité, me voyant régulièrement ajuster les gaz pour garder mes 145 Nœuds d’approche, du fait des rafales de vent, me dit: « On nous avait annoncé 10 nœuds, ben les voilà !… », car nous avions un vent de travers de 10 nœuds qu’on avait signalé au briefing .
16h30: Le train principal touche le béton de la 05, je laisse gentiment la roulette de nez poser, la vitesse décroît, inverseurs de poussée à 50%, vitesse stabilisée, nous sortons du runway, le contrôle nous bascule sur le sol, on nous assigne le parking Golf… Je me jette sur la carte , mais c’est où ça le Golf, nous on avait prévu l’Alpha 20... Heure Bloc: 16h37! « APU on buses, Cutoff! » Les moteurs émettent leur dernier souffle. L’agent de piste me fait un signe et branche la « Ground Power », la prise électrique 115 Volts et l’air du compresseur.
Je regarde les jauges, j’avoue, avec anxiété: 200 kilos affichés…. Oups… Un rapide calcul mental m’amène à la déduction suivante: en cas de remise de gaz, les moteurs se seraient coupés l’un après l’autre deux minutes quarante après celle-ci. Nous aurions été à 4000 pieds, au Nord de Strasbourg, c’était la catastrophe assurée.
Je ne regrette pas ce choix, même si à postériori, aujourd’hui, le lendemain, j’en aurais fait un autre. Celui de Lyon, approche sans difficulté venteuse comme à Nice. Mes passagers n’ont rien vu, rien compris. Seul le poste a été conscient des difficultés, et les ont gérées sereinement, ça aussi c’est une réussite. Les prises de décision sont vitales et à prendre très rapidement. Après, aucun regret à avoir, juste à assumer celles-ci.
On aurait emmené un yorkshire obèse de plus, on se posait en vrac à 200m du seuil de piste...
On a vécu ce que l'équipage d'Apollo 11 a vécu à bord du LEM lors du premier alunissage: il ne leur restait que 20 secondes de carburant lorsqu'ils se furent posés...
« Vous prendrez bien 6 tonnes? »…. « Si vous le dites, maintenant que je sais faire! »
Dernière modification par TripleSept (27-10-2014 12:59:06)
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Bonjour,
Si tu as envie qu'une personne lise ce que tu as posté, va falloir faire des paragraphes et des retour à la ligne ...
A+, Antoine
Mon blog : http://blog.arogues.org
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Bonsoir,
Merci pour ce récit qui m'a tenu en haleine durant toute la lecture. C'est comme si j'y étais. Bravo.
Benoit
ALPHA BLEU CIEL Gmax Académie RESTAURAVIA Royale French Navy
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Amitiés à nos cousins de St Hubert!
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